Nous re-publions ici une tribune écrite par Jean-Pascal Sibiet, Président des Franco-British Connections et membre du bureau du Conseil Franco-Britannique, et Lise Péron, membre du bureau des Franco-British Connections et étudiante à Sciences Po (Paris), parue le 2 septembre dans Les Echos.
Pourquoi avoir renoncé à étudier la musicologie, la philosophie médiévale ou l’histoire de l’art à l’université ? Deux explications probantes. La première, vous ne vous destinez pas à l’enseignement à vie ; la deuxième, vos proches vous en ont fortement dissuadé – peut-être à juste titre – pour vous éviter selon leurs termes “précarité et perspectives de carrière bouchées”.
Et pourtant, au Royaume-Uni, vous auriez très bien pu vous passionner pour les préraphaélites et trouver le moment venu, après une licence, un très bon poste dans la finance ou l’administration.
En France, seulement 45 % des titulaires d’un bac + 3 prêts pour le marché du travail sont embauchés, et aucun n’occupe un poste de cadre (AFIJ). Dans ce contexte, les études de lettres ou de sciences humaines seraient-elles le luxe d’une élite ou un choix par dépit ? Nombreux sont les étudiants français qui faute d’avoir décroché un emploi dans le secteur de leurs rêves, renoncent et finissent par exercer une profession sans lien aucun avec leurs études et qui plus est, sous-payée par rapport à leur niveau de diplôme.
À 33 km de nos côtes, l’écosystème britannique est sur une orbite “Enseignement supérieur – marché de l’emploi” totalement différente. Dans les universités britanniques – et en particulier dans celles du Russell Group, le cousin britannique de l’Ivy League –, une licence en langues anciennes peut vous ouvrir les portes du journalisme, du consulting et même de la politique. Dans la majorité des 154 universités britanniques, 90 à 95 % des diplômés de niveau licence trouvent un emploi – ou continuent leurs études – six mois après l’obtention du diplôme (The Independent).
Le pari de l’université comme lieu d’épanouissement individuel a du bon, autant pour l’enseignement supérieur que pour le marché du travail. En réalité, l’équation est assez simple. Lorsque les employeurs misent avant tout sur la transmission de compétences générales – les soft skills – plutôt que sur l’accumulation des connaissances, le marché du travail se diversifie en s’enrichissant de sensibilités nouvelles et l’université remplit son rôle de formation de citoyens instruits capables d’interpréter le monde qui les entoure. Les capacités d’innovation, de communication ou l’esprit critique sont des qualités essentielles sur le marché du travail, dont les sciences dures n’ont pas le monopole. Alors que les filières scientifiques sont survalorisées en France, les filières littéraires sont encore largement déconsidérées, autant au lycée qu’à l’université, car on leur reproche de n’offrir que peu de perspectives de carrière en dehors de l’enseignement.
Pourtant, le choix d’étudier les mathématiques ou la littérature ne devrait pas se réduire aux diktats de l’employabilité, mais à recherche de l’expression d’un talent. Ce talent pourrait se révéler tout au long du cursus au lieu d’être prédéfini lors du choix de la filière au lycée (en moyenne à l’âge de 15 ans, âge auquel la grande majorité des talents sont à peine en train de se façonner).
Ainsi l’enseignement supérieur en France pourrait se recentrer sur l’éducation d’individus citoyens plutôt que sur la course à l’employabilité, à la manière des liberal arts colleges américains – ou du très prisé PPE Politics Philosophy & Economics d’Oxford – qui enterrent le cloisonnement des disciplines pour lui préférer une éducation qui mêle à souhait sciences naturelles, sciences sociales et humanités. Les “humanités” pourraient ainsi regagner leurs lettres de noblesse dans le pays de Victor Hugo et de Marcel Proust.
Les sciences dures ont cruellement besoin du regard des sciences dites “molles” car elles nous enrichissent de perspectives nouvelles sur notre monde moderne, sur nos cultures, sur nos avancées technologiques et scientifiques, sur qui nous sommes et d’où nous venons. “Les humanités sont essentielles à la constitution d’une société ouverte, tolérante, civilisée et démocratique”, souligne David Cannardine, président de la British Academy.
Au Royaume-Uni, selon une étude du New College of the Humanities, 60 % des patrons, parlementaires, directeurs d’universités, directeurs des grands cabinets d’avocats ou managers d’entreprises innovantes ont étudié les humanités, les arts, ou les sciences sociales à l’université – dont une majorité les humanités – contre seulement 15 % les “STEM” (science, technologie, ingénierie et mathématiques).
Mettre l’accent sur les compétences plutôt que les connaissances permettrait aussi de revaloriser les formations universitaires de premier cycle. Au Royaume-Uni, les étudiants arrêtent leurs études à l’issue de la “licence” le plus souvent – en partie, il est vrai, en raison du coût de l’éducation supérieure – et s’insèrent directement sur le marché du travail. En France, puisqu’une spécialisation plus grande est attendue, il est souvent ardu de trouver un travail qualifié après une licence. Les statistiques le démontrent : les étudiants français sont deux fois plus nombreux à faire un master ou un doctorat que leurs homologues britanniques, avec 31 % contre 15 %.
Coïncidence, le taux de chômage des jeunes est presque 2 fois plus important en France qu’au Royaume-Uni (Eurostat 2017). Quand au taux d’absentéisme au travail, il est presque 3 fois inférieur au nôtre : 4,3 jours au Royaume-Uni contre 11,4 en France (ONS – Etude Malakoff Médéric). En pleine libéralisation de notre marché du travail, pensons aussi, au sens premier du terme, à “libéraliser” nos universités.
Nota : Parmi les étudiants français étudiant en France, 31 % font un master ou un doctorat. Parmi les étudiants britanniques étudiant au Royaume-Uni, 15 % suivent un cursus “post-grad” (c’est-à-dire en master ou en doctorat). Statistiques calculées à partir de données gouvernementales.